Il n’est pas besoin d’avoir un crâne entre les mains, ni d’être Hamlet pour se poser cette question, d’autant plus qu’il s’agit pour nous de savoir si nous vivons en chrétiens, là où Dieu nous a placés. Cette période entre l’Ascension et la Pentecôte est riche en enseignements. Il nous est demandé à la fois de faire redescendre nos regards du ciel où nous avons pu contempler Jésus s’en retournant chez son Père et d’accueillir celui qui vient du ciel, de la part du Père et du fils.
Alors, quelle-doit-être notre position ? La réponse nous est fournie par l’Evangile. Le Christ a prié pour que nous restions dans ce monde, afin que nous puissions donner le témoignage à la vérité qu’il attend de nous, dans la mesure où nous lui sommes unis.
La tentation du chrétien est double : refuser le monde et vivre dans sa bulle de bien-pensant, ou bien se laisser happer par le mouvement de ce monde et oublier Dieu.
La sagesse se situe dans un juste milieu et c’est celle de l’Evangile. Nous sommes en plein dans le monde et nous appartenons pourtant au Christ, nous devons faire les œuvres du Christ, ici-bas.
Une contemporaine qui vivait en très proche banlieue parisienne à Ivry, Madeleine Delbrêl, a nommé cela « la sainteté des gens ordinaires » et elle l’a vécu, dans un engagement d’assistante sociale catholique en milieu ouvrier communiste. Le grand écart !
Dans un texte qui s’appelle « Missionnaires sans bateaux » elle nous dit cette belle vérité. « Apprenons qu’il n’y a pas deux amours : qui étreint Dieu doit avoir la place du monde dans ses bras ; qui reçoit le poids de Dieu dans son cœur, y reçoit le poids du monde ».
Si nous sommes d’authentiques chrétiens, nous devons être habités et tourmentés par le salut des hommes qui nous entourent. Saint Dominique l’était, lui qui pleurait et gémissait en disant « Que vont devenir les pécheurs » ? Comment portons-nous ce souci d’annoncer au monde dans lequel nous vivons, et à ceux que nous rencontrons, le Christ ressuscité ? La paroisse est là dans le quartier qui flotte comme le bouchon d’une ligne de pèche, mais attire-t-elle quelques « poissons » jusqu’au pied de l’autel ? Elle ne le peut sans vous, les fidèles, qui êtes immergés dans ce monde. Même nous, prêtres ou religieux qui allons parfois faire des provisions au super marché, sommes noyés dans cette foule, comme des inconnus, sauf des paroissiens que nous croisons… si on nous insultait ce serait presque bien, mais on nous ignore et l’on passe auprès de nous comme des statues sur les places ! Nous parlons depuis l’ambon de l’église, là où la rue ne va pas. C’est vous qui devez être nos relais missionnaires.
Parfois, ceux qui vont sur le marché se demandent régulièrement si cela en vaut la peine, et l’on peut les comprendre. On sourit d’un départ qui n’est pas plus grand qu’une rue à traverser. Pourtant ce n’est pas moins loin que le bout du monde et c’est là que nous devons porter la Bonne Nouvelle et l’annoncer.
La présence du Christ et de son Eglise, dans ce quartier et tout autour de nous, c’est nous qui pouvons l’incarner. Là où Dieu se retire parce qu’il n’est pas annoncé, le mal croît et prolifère. Là où il est présent, le mal recule et le Royaume de Dieu avance, il progresse dans les cœurs. Le Christ a passé dans ce monde en faisant le bien, en nous il doit continuer à passer pour continuer de sauver les hommes. Nous devons être partout où il y a des hommes, c’est à dire des âmes. Dans le métro que nous prenons, ceux que nous croiserons parlent de tout et de rien; ils bâtissent leurs joies fragiles. Et nous sommes au milieu d’eux, avec la Parole de Dieu. On ne l’emporte pas dans une mallette, on la porte en soi, on l’emporte en soi, on la laisse aller au fond de soi, jusqu’à ce gond où pivote tout nous-mêmes, jusqu’à ce qu’elle nous fasse craquer et déborder de son rayonnement, jusqu’à l’annoncer. C’est cela le levain dans la pâte de ce monde.
La cuisinière d’une de nos communautés, un peu découragée de voir que nous n’avions pas les mêmes sentiments et réactions qu’elle, me dit un jour « J’ai l’impression que vous vivez sur une autre planète ». Ce fut un grand compliment pour nous, car cela voulait sans doute dire que notre vie, enfin, était un peu différente de celle du « monde », dans ce monde pourtant…
Puissions-nous être persuadés que notre place de chrétiens est là. Comme disait saint François de Sales « Fleurir là où Dieu nous a semés ».
Père Jean-Louis Gallet, sv