Où est-elle aujourd’hui, je ne saurais le dire. Il fut un temps où je la voyais dans les rues de notre quartier, son lot de vieux journaux à ses pieds. Je changeais volontiers de trottoir pour bavarder avec elle et lui serrer chaleureusement la main, tout en lui offrant mon plus beau sourire. D’autres, je le constatais hélas, traversaient la rue dans un mouvement inverse pour s’éloigner de cette pauvresse nauséabonde qui, pourtant, ne sollicitait rien et n’importunait en rien. Certains l’avaient nommée Sylvie, d’autres Valentine. À vrai dire, nul ne connaissait son identité, pas plus son histoire qui restait un mystère. Par-delà sa saleté et ses propos quelque peu incohérents, tous pressentaient en arrière-plan une certaine distinction. Depuis plus d’un an, elle avait disparue de nos rues.
Au cours du mois de juin, l’un de nos paroissiens, membre de notre conférence saint Vincent-de-Paul qui aimait, lui-aussi, l’aborder et l’aider, fut accosté un soir, près du métro Lourmel, par une femme au regard clair, proprement habillée :
– Bonjour ! lui dit-elle, vous ne me reconnaissez-pas ?
Ce fut un véritable choc pour notre bon paroissien. Cette femme parlant clairement et aux propos pleinement cohérents n’était autre que notre pauvresse. Elle était métamorphosée. Et le dialogue de s’instaurer :
– Oui, vous me reconnaissez ; je le vois bien. Je m’appelle Rose-Ange Nicot.
Au terme d’une période de soins psychiatriques, cette femme était debout, là, devant lui, sachant qui elle était et ayant retrouvé sa dignité. Quelle action de grâce dans le cœur de notre paroissien !
Depuis cette rencontre, le lien téléphonique est maintenu entre eux ; lui demeurant dans notre quartier, elle se trouvant à l’autre bout de Paris.
Nous parvenons au terme d’une année marquant le 400ème anniversaire du charisme de Saint Vincent-de-Paul. Vous vous souvenez sans doute de la venue en notre paroisse de la relique du cœur de ce géant de la charité. J’ai eu l’immense joie de la porter dans mes bras et même de la serrer contre mon cœur. En repensant à Rose-Ange, je me dis que telle n’a pas été mon attitude envers elle. Voilà en effet qui aurait pu étonner voire scandaliser. Mais ce qui est sûr, c’est que je l’ai portée bien souvent dans mes prières et dans mon cœur. Dieu le sait … mais Dieu sait aussi qu’il y a tant et tant d’autres personnes qu’il m’arrive d’ignorer par inattention, paresse ou négligence. Pardon mon Dieu ! Pardon à vous, les pauvres qui êtes nos seigneurs et nos maîtres.
Père Gilles Morin, curé